Où sommes-nous?

2004, 31 représentations

UN CRI À CIEL OUVERT
Théâtre de Vidy, un début de soirée de fin juin. Quatre saltimbanques occupent le devant de la cour. Une estrade à droite, et à gauche, une passerelle, comme un petit pont suspendu. Ils passent de l’un à l’autre, mais aussi entre les spectateurs, assis sur des bancs. Au loin, les reflets du soleil couchant donnent déjà des couleurs chatoyantes au lac et aux montagnes. Dans l’herbe, entre l’horizon et les tréteaux, on joue au foot, on lit, on installe le barbecue. Vision idyllique. Et troublant contraste avec la parole de ces quatre comédiens et musicien, haranguant le monde, où nous sommes, fécond en tyrannies et tragédies. Ce monde qui fait honte à l’humanité.
Le spectacle est un cri, une prière, qui résonnent comme une révolte face à l’injustice, à l’égoïsme, face aussi à ceux qui profitent de la faiblesse des autres. Du théâtre engagé ? Ouh là là ! Eh bien, oui, il y a de ça, des fragments de politique, mais subtilement enrobés de poétique. Deux des piliers du théâtre romand, Jacques Michel et Claude Thébert, loin des scènes cossues qui les accueillent régulièrement, ont souhaité retrouver la rue et parler, à ciel et cœur ouverts, de ceux qui y sont, qui y habitent – de plus en plus nombreux. Il n’y a pas que certains profits qui augmentent, la précarité également.
Les deux comédiens sont entourés, dans ce lamento vif et ironique, par Véronique Ros de la Grange, qui danse avec les mots, et Jacques Demierre, qui jongle avec les sons – saisissante, cette façon d’aspirer ou d’expirer littéralement les mots d’un textes. Aux pensées des artistes se mêlent ici des témoignages émouvants, ceux des sacrifiés de l’économie libérale, ceux pour qui les cadeaux ne viennent jamais, même à Noël. « Nous aimons la vie. La vie ne nous aime pas », disent-il en chœur. La petite bande de ce spectacle fait entendre leurs voix avec amour.
Michel Caspary, 24 Heures, 26 juin 2004

DISTRIBUTION
Mise en scène, dramaturgie, scénographie et costumes collectif – Jeu et musique Jacques Demierre – Jeu et danse Véronique Ros de la Grange – Jeu Jacques Michel, Claude Thébert – Administration et production Jacques Michel, Claude Thébert

QUATRE ACTEURS DISENT LA VIE DE TRAVERS ET TOUCHENT AU COEUR
Une agora, comme au temps où on allait à la pêche aux nouvelles sur la place du marché Un ciel d’orage, comme chez Sophocle, Eschyle et les autres. Quatre messagers dans le vent devant une vingtaine de spectateurs, tandis que patrouillent les corneilles et que rôde une buse. Sur le toit du Théâtre Am Stram Gram à Genève, Jacques Michel, Claude Thébert, Véronique Ros de la Grange et Jacques Demierre donnent de la voix pour ceux qui n’en ont plus. Ils jouent, haut les cœurs, les chroniqueurs de la marge, à l’heure ou Darius Rochebin prend l’antenne. Ils disent la vie d’Yves ou de Gérard, le monsieur qu’on a vu tout à l’heure dans la rue et qu’on ne reverra plus jamais. Ils ont appelé cette revue de presse aussi sensible que colérique Où sommes-nous ? et ils touchent juste.
Décors de saltimbanques – Des nouvelles d’à côté donc. Jacques Michel et ses complices en indignation en ont plein la tête, des histoires de vie qui tournent de travers. Pour les faire défiler, une estrade et une petite passerelle branlante en bois suffisent. Décors de saltimbanques, c’est ce qu’il faut. Costumes de cirque pour les acteurs, c’est ce qui convient aussi, pour suggérer que la sciure n’est pas loin. Pas de misérabilisme ici. Ou de reconstitution mensongère. Mais un dispositif qui dit l’état d’urgence. Derrière un lutrin, Jacques Michel et Claude Thébert évoquent les sorties de route en série : Jacques qui picole, Marcel qui perd la vue à force d’éplucher la rubrique « offres d’emploi » et tant d’autre dont l’existence file, comme les feuilles des acteurs qui finissent par joncher le sol. Parfois, ils ne disent rien d’ailleurs plus rien : le quatuor fait parler les pierres, frotte deux cailloux, comme pour faire entendre la fatalité.
Tragédies en sourdine. Sans épilogue. Sans dieux à qui adresser d’un point rageur sa plainte. Rire aussi, libérateur. C’est que cette équipe-là n’a rien de défaitiste. Elle croit en des lendemains moins désenchantés, plus fraternels. Claude Thébert a ces paroles sur scène : « Il faut avoir en soi la colère. Savoir se mettre en colère. Protester. Aimer. Et enfin rire. » Tous alors de pouffer, jusqu’à s’étouffer, dans un mouvement d’allégresse insensé. Les sanglots vont venir. Mais l’espérance vient de prendre corps.
Alexandre Demidoff, Le Temps, 17 juin 2004

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