Félix, version II

1995, 83 représentations

DISTRIBUTION
Texte de Robert Walser
Mise en scène collective – Jeu Anne-Marie Delbart, Claude Thébert – Scénographie Gilles Lambert – Traduction Gilbert Musy– Costume Mireille Dessingy – Administration et production Anne-Marie Delbart, Claude Thébert – Photo Théâtre du Sentier

LES GARNEMENTS DE WALSER PARLENT COMME DES LIVRES 
Théâtre / Claude Thébert et Anne–Marie Delbart interprétaient deux enfants aux prises avec le monde.
Le Théâtre du Sentier proposait jusqu’à mardi une version sensible et drolatique du Felix de Robert Walser. L’écrivain biennois y met en scène un enfant (lui-même) confronté aux choses de la vie quotidienne. Toute l’ambiguïté qui fait la saveur du texte qui réside en ceci que les propos des enfants sont exprimés en langue adulte, et même avec un recours à des tournures subtilement châtiées. Un double jeu entre la candeur de l’enfant et le sérieux de ses expériences que Claude Thébert et Anne-Marie Delbart interprètent avec un sens de l’humour consommé.
Curieusement fagotés avec leurs salopettes de gamins, les deux protagonistes sont en effet à mourir de rire, se prêtant aux mille bêtises et intrigues propres aux cohabitations fraternelles, un jour, c’est un camarade qu’on essaie de tabasser, en se justifiant par des motifs irrationnels désopilants. Ailleurs, on fait exploser un pétard et l’accident est évité de justesse. Claude Thébert se métamorphose alors en médecin, tout comme il se fait ailleurs vieille tante qu’on doit féliciter pour son anniversaire. Tout l’art du costume intervient dans ces saynètes: c’est comme si le personnage était construit par l’enfant, par son imaginaire galopant.
Ces enfants sont en réalité bien plus grands qu’ils n’en ont l’air. Est-ce simplement pour dire qu’après tout, tous autant que nous sommes, nous n’avons rien perdu de l’espièglerie, de la roublardise, voire de la violence de l’enfance? Ou que, à l’inverse, notre monde adulte n’est qu’une projection des préoccupations de l’enfance, à savoir que nos soucis ne sont finalement pas plus sérieux que ceux de nos enfants? Il y a des deux, à n’en pas douter, dans ce texte très (peut-être) élaboré de Robert Walser. Mais, lui qui a connu l’asile psychiatrique et les tentatives de suicide, ne voulait-il pas dire aussi que la gravité du monde existe déjà pleinement dans l’enfance?
Louis de Saussure, La Tribune de Genève, 17 mai 1996

DE LA NÉCESSITÉ D’ÊTRE FOU 
Le public franc-montagnard a découvert un tout grand petit «Felix» de Robert Walser à Saignelégier
Vendredi soir. Saignelégier. Une silhouette noire fait le guet aux abords de l’Hôtel de Ville. Quelques amis du théâtre attardés pressent le pas. Quelques minutes plus tard, la silhouette s’engouffre à son tour dans la salle. On reconnaît là une stratégie théâtrale propre au comédien Claude Thébert. Le comédien fait partie du public, lequel participe à la magie opératoire du texte. Une lumière neutre dédramatise l’aire de jeu au beau milieu de la salle. En ce sens le Théâtre du Sentier qui est venu vendredi à Saignelégier tient davantage de l’atelier de théâtre comme il a été dit dans ces colonnes lors de la présentation.
Felix. La pièce intégrale de Robert Walser (écrite en 1925 juste avant sa dernière oeuvre et traduite par Gilbert Musy) fait fureur en ce moment à Paris. La version «light» proposée en première suisse par le Théâtre du Sentier est d’autant plus saisissante que les deux comédiens Anne-Marie Delbart et Claude Thébert y explorent le monde de l’enfance exclusivement. Un monde d’énergie pure dans lequel Walser semble s’abîmer méthodiquement avant de basculer définitivement dans la folie. Enfance, folie: l’auteur fou contemple le regard perplexe de l’Autre qui le fait choisir de rester du côté de l’enfance.
Comme Walser, Felix reste «un véritable mystère à ses propres yeux». Planté sur l’orbe du monde (en l’occurrence une très haute table courbe imaginée par le scénographe Gilles Lambert), il plonge un regard effaré, sauvage, sur le misérable microcosme suisse qui ne permet aucun épanchement, avec ses vieilles tantes «nimbées de bon goût», ses pasteurs, ses pères et ses petits bourgeois aux grandes glaciations émotionnelles.
Thébert, bourlingueur des zones du non-dit, et Delbart, chorégraphe de l’imagination enfantine déploient avec précaution un texte qui cultive l’absurde et le paradoxe et qui construit l’étonnant monde du leurre auquel aspire Felix, en toute jubilation. A Berlin, Walser était proche de Kafka mais il est resté très longtemps le Biennois affreusement anonyme qui voit le monde comme un théâtre depuis sa mansarde. Thébert, Delbart (aussi créatrice des accessoires) et cie ont restitué l’univers poétique qui avait permis à Robert Walser de se claquemurer dans le silence. Ils le ressortent tout frais comme une invitation au théâtre, une invitation à la nécessité d’être schizophrène dans un monde de fous.
Yves-André Donzé, Le Quotidien jurassien, 14 mai 1996

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